vendredi 15 mars 2013

L'oeil et la voix




                Des yeux bleu acier fixent le téléspectateur. Un crochet direct au regard, qui vous harponne la pupille et ne la lâche pas. La soupe aux pois cassés s’attache au fond de la casserole, personne n’est capable de se lever pour aller touiller ou couper le gaz. C'est comme si ses yeux à elle avait réellement pêché les nôtres, personne ne bouge tant qu'elle ne remonte pas les lignes. On est là, à se demander, on fera quoi, nous, si l'écran s'éteint et qu'elle n'est plus là à nous donner la vie de son pur regard? Certains disent qu'une telle relation c'est de la dépendance, un aimable 1984, même plus besoin de nous surveiller, nous nous offrons tout seuls. D'autres disent que ça s'appelle Amour. Et d'autres, encore, ont décidé de ne plus jamais allumer leur télé. 

 
                 Essayez d'escalader un visage. Son visage à elle. Ce n'est pas une tâche facile, malgré la rectitude de l'écran, qui n'est qu'un écran, justement. Vous y pénétrez en vous mettant dans la peau d'un lilliputien. Au moment de grimper sur la face de cette femme absolument humaine, vous en examinez les prises, en recensez les recoins, les surplombs. Vous cherchez à deviner tous les accès, toutes les voies possibles. C'est au plus près des choses que l'on peut défaire les sortilèges.
Vous partez des promontoires qu'offrent ses deux pommettes à l'air orgueilleux. De là, vous avez un point de vue assez unique, panoramique. Sur le côté, en perspective fuyante et proche d'un jardin à la française dans ses entrelacs, une oreille. De l'autre côté, à proximité de l'autre pommette, l'autre oreille tout aussi décontenancée que vous. Prudemment vous faites le tour de l'oeil. Clairement une zone à risques. Discrètement vous enjambez les ridules, là-même où la paupière vient mourir. Remonter l'arcade sourcilière vous demande un réel effort. Depuis ce bord caverneux bordé de minces poils couchés et domestiqués, vous admirez une paupière lourde et sensuelle comme une tenture orientale. Et, au sommet de l'arc, vous retenez votre souffle: la vue sur toute la face de la femme s'offre à vous depuis le point le plus élevé. Vers le ciel, un front grand, légèrement bombé, un désert de peau serrée, mariée à l'os, qui s'étend jusqu'aux confins du visage où le cheveu se décide enfin à pousser en mèches touffues. Et le crâne, derrière, grosse boîte couverte d'une chevelure drue et régulièrement plantée. À la densité de l'air, vous devinez qu'une tempête se prépare sous ce crâne. Perdu dans vos pensées à propos de ses pensées à elle, vous en oubliez presque où vous êtes. Enfin vous réussissez à vous arracher à la contemplation de ces grands espaces pour partir en direction de là où ça parle. C'est le but de l'expédition. Au milieu, vous suivez la route principale, l'arête du nez, deux versants à pic, ailes palpitantes. Il est banal son nez, plutôt petit. Pas l'air d'être passé par le scalpel. Cloison légèrement déviée, qui vous déséquilibre un peu quand il renifle, tout desséché qu'il est par le microclimat de l'air conditionné. Puis, vous attaquez la dernière étape. Sous le nez, vous glissez au long du philtrum et vous voilà face à une lèvre semblable à une douce barrière de fin corail rose, vous l'enjambez. C'est le moment que choisit la bouche, presque anachronique dans ses lèvres minces, pour s'entrouvrir en grand, les dents, là, comme une barre d'émail étincelant, se séparent et la femme gobe, puis déglutit une grosse, longue goulée d’air, pour une plongée en apnée télévisée. In extremis, vous vous agrippez à une commissure et plongez à l'aveugle. Quand vous ouvrez les yeux, vous êtes blotti au creux du menton. Elle ne vous aura pas avalé tout cru. Ni recraché. Tout près, vous entendez son gosier tapissé d'air faire le travail, fabriquer des sons, des mots, des phrases. Du sens. Maintenant vous pouvez vous endormir placidement dans les proximités de cette bouche à l'alchimie soyeuse. 


              La bouche parle. Elle parle, du monde, et des affaires du monde. Vous avez repris votre place dans le canapé, au sein de la communauté des téléspectateurs. Elle nous parle. Puis, comme tous les soirs, elle dit "Merci de votre attention, j'espère que vous serez là, demain, à la même heure. Bonne soirée." Ses yeux, deux flaques bleues de 807 pixels chacun, environ. Quand je vous disais qu'elle savait s'y prendre avec nous…



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