jeudi 25 avril 2013

si tu me regardes dans le rétroviseur,


                     

                        Elle entre dans le taxi… plus le temps d’attendre le bus… de toute façon le bus, il ne passera plus… dans ce trou paumé, le passage des bus… ou alors il ne faut pas être en retard, mais qu’est-ce qu’elle y peut, elle, de ce retard, c’est ce train aussi… la neige, les intempéries, des voyous sur la voie… qui sait, elle ne sait pas, elle ne sait plus ce qui l’a retardée ce jour-là, c’était en décembre, il y a des années, il y a quatre années, quatre années et demie, c’était en décembre et elle ne sait plus ce qui a ralenti le train ce jour-là… la neige, les intempéries, un problème technique… mais attendre le bus, le 807 (418 à l’époque : tout change, même le numéro des bus), l’attendre plus longtemps… elle a appelé un taxi, deux minutes plus tard elle est entrée dans le taxi, dans le taxi au volant il y avait un homme, comme souvent, ce sont souvent les hommes, ça ce sont des métiers d’hommes, il y a des femmes parfois dans les taxis, des femmes dans les bus, des femmes dans les trains… aux commandes si vous voulez… mais là aux commandes, c’était un homme, comme souvent, c’était un homme dans le rétroviseur, et elle, essoufflée, échevelée, elle voit l’homme dans le rétroviseur, elle rouge encore d’avoir couru pour attraper le bus… mais peine perdue, dans cette contrée, les bus… alors rouge d’avoir trop couru, rouge de ce retard qui lui fait honte… premier rendez-vous, rendez-vous de travail, on n’arrive pas en retard à un premier rendez-vous de travail, même loin de chez soi, on est à l’heure, important le travail, précieux, garder sa place, gagner en crédibilité, et là, avec ce train immobilisé en pleine voie parce que des incapables… alors rouge de fureur et de honte, elle monte dans le taxi, elle donne l’adresse, elle dit « Vite, je suis en retard » aux lunettes noires dans le rétroviseur… et de là, de là où elle est, sur la banquette arrière, elle voit une épaule droite, un quart de visage, la joue piquée d’une barbe naissante, et cette nuque mate… et dans le rétroviseur, elle devine, dans le rétroviseur, sous les lunettes noires, elle devine le regard noir et les cils noirs, elle revient à la nuque, l’épaule, la joue piquée de barbe, la barbe des hommes, la sienne de barbe, je la connais, pense-t-elle, je le connais, lui, je le connais celui-là, pense-t-elle, c’est lui, c’est impossible que ce soit lui, de dos, dans ce taxi, des années plus tard, vingt ans après dans ce taxi, dans ce trou paumé où j’ai grandi, où je reviens pour le travail… se peut-il que la bouche qui parle dans ce taxi soit de lui, la bouche qui dit Madame à la furie, qui dit Madame à la rougeaude échevelée, à celle qui crie « Roulez ! », elle la folle… lui si gentil, qui loin de l’accabler pour son manque d’amabilité –  « Mais calmez-vous, je n’y suis pour rien, moi, si votre train… » – loin de cela lui dit « Rassurez-vous, Madame », et qu’ils seront bientôt arrivés, vingt ans plus tard il dit Madame, à elle qui vingt ans plus tôt, collégienne en chaussettes ou presque, vingt ans plus tôt le regardait comme une adolescente, lui, ce garçon, qui la regardait en retour, dans la cour, les couloirs du lycée, entre deux classes, sans jamais s’approcher, sans jamais s’approcher, c’est ça le pire, les regards échangés d’un bout à l’autre du lycée sans jamais s’approcher, et là dans le taxi, si près il ne la voit pas, elle, dans son dos, qui ne voit que lui, il ne sait pas qu’elle est là, si près dans l’habitacle, et elle le lui dit après quelques kilomètres, avant la fin du voyage, elle le lui dit, qu’elle est là, elle lui dit c’est moi, tu enfin vous ne me reconnaissez pas, tu ne me reconnais peut-être pas, il faut dire que le temps… que le passage du temps… 


               mais c’est moi, si tu me regardes dans le rétroviseur, que tu quittes la route un instant, tu verras que c’est moi, si je dis mon nom peut-être que tu comprendras, et elle dit son nom alors il regarde un peu mieux, il dit mais oui, il dit bien sûr, n’en revient pas de qui il voit, il dit qu’il n’a pas l’habitude de regarder les femmes dans son taxi… pourtant, les lunettes noires… il dit que de la voir, que de la regarder, que de la savoir là dans son dos depuis le début de la course, il dit que c’est fou, il dit qu’il est content, de la revoir, de la voir là, il dit mais oui, il dit bien sûr, bien sûr que je me souviens, tu rigoles, il sourit, il dit qu’il est content, qu’on est bientôt arrivé, il s’arrête au bord du trottoir, il ne veut pas la faire payer, surtout pas, il tourne la tête pour la première fois, elle voudrait voir les yeux sous les lunettes, elle dit qu’elle doit y aller, ils restent un temps comme ça, un temps très court, elle dit j’y vais, il dit j’ai ton numéro, tu as appelé pour me trouver, trouver un taxi je veux dire, ton numéro est là, enregistré, et il montre son téléphone de service, elle dit d’accord, elle dit merci encore, elle descend précipitamment, c’est qu’on l’attend, là, dans le grand hall, elle franchit la porte, elle n’est pas en retard au rendez-vous, elle n’entend pas la voiture démarrer, elle ne se retourne pas, trop de peur, trop pressée, premier rendez-vous de travail, c’est important, elle n’est pas en retard, il a son numéro, elle n’est pas en retard, elle répond au bonjour cordial de l’assemblée dans le hall, elle serre quelques mains, bonjour, elle n’est pas en retard, il a son numéro, elle sent vibrer une chose contre son cœur, dans sa poche un premier message apparaît sur l’écran miniature.

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