vendredi 19 juillet 2013

La Danaïde de Marcel

                Elle est belle, celle-ci, dis donc. C’est beau, cette position, ce dos. Elle a un beau dos. C’est beau, ça. C’est beau, cette forme blanche, ce corps d’albâtre, les creux et les bosses, les vallons, les rivières, les ombres de la nuit, on dirait une montagne. Il est incroyable, ce type. C’est Rodin, non ? Et elle, c’est qui, elle ? Comment elle s’appelle ? Je ne sais même plus. Enfin : je ne sais même plus ! Je n’ai jamais su ! Et là, avec mon dos, mon dos à moi, mon lumbago, je ne peux même pas aller voir le nom sur l’étiquette. Enfin, l’étiquette ! La pancarte, quoi.
On dirait qu’elle est vraie. Qu’elle va se lever. Faudrait s’approcher pour savoir, la réveiller. Remarquez qu’avec sa tristesse, elle n’aurait pas la force de s’y mettre, debout, si elle était vivante. Moi, ça me désole de voir ça. Une belle fille comme ça. Abattue, et tout. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Faudrait s’approcher pour savoir, la consoler. On dirait qu’elle est vraie.
Qu’est-ce que vous avez, madame ? 
Les vibrations, elle sent peut-être...
Je suis là si vous avez besoin. 
On ne sait jamais.
Je suis là, madame, je reste là.
La porosité, ça s’appelle.


               Elle me fait froid. Il aurait pu lui faire un lit, une couchette, je ne sais pas, moi, quelque chose de confortable, d’un peu douillet. Au lieu de ça, de la roche. On voit bien que ce n’est pas lui qui… Ça me fait mal, à moi, la pierre contre ce corps si beau, si beau ce bras que l’on devine au chaud contre le ventre, la main qui revient pour soutenir la tête, comment il a fait ? Si beau, le pli de peau à la hanche, la petite ride dans la nuque, et les omoplates, j’aime bien, tout ça, mais qu’est-ce qu’elle est triste.
Et moi, je suis là, sur mon banc, bloqué depuis ce matin dix heures dix-huit, cent sept ans on pourrait dire, à cause de ce dos qui me tue, qui m’empêche d’avancer, alors que j’avais pris ma journée, et elle en face, et son dos nu, si beau, si triste, ça se voit qu’elle est douce, la peau, même si c’est faux, et les cheveux, même pas du vrai, les cheveux. Si je pouvais la toucher, lui rendre l’âme, pour qu’on s’aime un peu tous les deux – même pas du vrai, les cheveux, la peau, c’est que du faux –, si je pouvais, mais là, avec mon dos, mon dos à moi qui m’empêche… comment savoir ? On ne saura jamais. Jamais rien de ça, elle et moi, de cet instant, de cette journée d’éternité, son dos, mon dos, mon lumbago, jusqu’à vingt heures, mon lumbago, toute la nuit, si il faut, je ne dirai rien à personne.
Et ma femme qui m’attend, ma femme à moi, sur ses deux jambes, ma femme à moi, c’est pas un Rodin, ma femme à moi, avant je dis pas… mais aujourd’hui… C’est ça, aussi ! Faut le voir pour le croire : c’est pas un Rodin, ma femme ! Un bloc de marbre, si vous voulez. Un cœur de pierre, d’accord. Mais un Rodin, ah, ça, non !
Et elle, si belle, si douce, si triste. Un violon qui ne joue plus.


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