mardi 29 octobre 2013

Pigeon ?

En tout cas le nid de poule précède l'omelette.
(Éric Chevillard - 26.10.2013)
 

          J’ai visé un premier pigeon... et j’ai tiré ! Un deuxième... et j'ai tiré encore ! J’avais froid... faim, et je voyais tout en noir. J’étais seul… Puis en regardant ma montre, j’ai comprisUn peu comme si j’avais un don de double vueEh bien ! Les pigeons n’étaient pas des sortes de volatiles gris, mais des hommes — mes chefs de production. (Ça me fait rire, maintenant !) C’est vrai qu’ils ressemblaient tous les deux à des pingouins dans leur costume sombre.

                 
        J’ai encore marché, longtemps, dans la rue, vraiment très longtemps. À un moment, j’ai levé la tête vers le ciel : il avait disparu. Alors, j’ai couru comme un dingue ! Je faisais sûrement un cauchemar : les cadres n’avaient pas pu me foutre à la porte après vingt ans de bons et loyaux services.



          Quelle crise ? L’année dernière, pendant son discours devant tout le personnel, le Directeur nous avait expliqué que notre boîte « c’est du roc, du solide ! » Sa voix résonne encore dans ma tête lourde. Merde ! Voilà  807 poulets, mais je ne veux plus tirer ; et puis, ce ne sont pas des poulets, mais des flics. Ils me menottent et me mettent en cage. J’ai froid... faim, et je vois tout en noir...

dimanche 27 octobre 2013

clôtures









             Samedi, une heure moins dix. Ronronnement répétitif d'un marteau piqueur au loin. 
Une heure déjà que l'attente n'a plus court, que tu t'es remis en route. Pieds refroidis. 
Marcher au ralenti. 
C'est quoi cette rue ? Chaque pas une montagne, ne plus rester dehors...Grelotter un peu. 
Des clôtures, longer des clôtures, Vertige, un peu. Se casser la gueule, ça met à plat. 
La faim gargouille. Chaque pas, distance qui rétrécit celle entre le marcheur et une quelconque porte entrouverte. 
Trimballe ta carcasse jusqu'au numéro 8. Que quelques pas. Avance donc. Quand même pas difficile. 
Qu'est-ce qui colle aux pieds, trottoir et les feuilles jaunes éparpillées. Marche, juste ça. 
Contracte le mollet droit, craquement de rotule. En face les numéros impairs. Le 7. 
Y aller, nom de dieu, y aller. 
Se secouer. Personne d'autre que toi dans le rue à l'heure du repas. Calme funèbre 
à part le ronronnement métallique. 
S'enfoncer dans un rêve yeux entrouverts. Traverser rue. Pied au-dessus du trottoir. Effort. 
Sésame qui fera s'exaucer... 
Maintenant. Numéro 7. Ding-dong aigre, sonnette, plus de marteau piqueur au loin.




vendredi 25 octobre 2013

Le gué.

Dans le brouillard. J’avance dans le brouillard. Je marche depuis un moment. Le phare d’une voiture m’agrippe. Agrippe l’asphalte de la route devant moi. Puis s’évanouit. Je suis un funambule sur mon chemin. Je retiens mon souffle. Je fixe l’obscurité devant moi. Je serre les poings. Un autre phare arrive alors éclaire mes pieds qui écrasent en cet instant l’herbe boueuse. Glisse sur l’asphalte. S’évanouit à nouveau. Ça survient à intervalles réguliers. Presque un rythme. Celui de ma marche. La pause, c’est la crampe qui surgit au creux de la voûte plantaire tendant les muscles jusqu’à l’astragale.


Dans le brouillard toujours. Je sens des formes passant près de moi. Ce sont des têtes vêtues d’une longue chape de brume grise qui flottent. Elles finissent par former une procession. Des mots traversent l’épaisseur du silence : «  sévère », «  lamentation », «  pisse ».


Dans le brouillard infini. C’est comme s’il avait remplacé la nuit, comme si il n’y avait jamais eu de nuit. Tout devient étranger. Mes pas sont de plus en plus entravés. Ce ne sont pas des obstacles qui se dressent. Je ne ressens pas de fatigue. L’air est une matière organique palpitante. Les faisceaux des phares repassent. Les passants flottants repassent. La crampe revient. Mes yeux grincent. Le brouillard englouti. Je vois en face de moi :




mercredi 16 octobre 2013

Faire baver le bas peuple


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L’assiette d’autrui nous fait saliver parfois, jamais son sandwich
"
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Éric Chevillard - L'autofictif- 11 octobre 2013
 
 
   Devant l’éventail pléthorique des émissions culinaires qui semble satisfaire les appétits des citoyens téléphages, je nourris quelques inquiétudes sur les recettes et les sauces spécieuses employées par les chefs étoilés. Il se pourrait qu’ils veuillent en faire baver au bas peuple. Par une gestuelle idoine, ces sorciers en toques et en toc dessalent les 807 plaies et sucrent les 807 espoirs déçus du téléspectateur en lui faisant avaler n’importe laquelle des couleuvres ressemblant à une pilule du bonheur presque parfaite.

   Comme le dit le proverbe du pêcheur de carpe, il est inutile de claquer des dents au cul du brochet. Avant qu'ils ne finissent, tels des tournedos, sur le billard en raison de leurs appétits pantagruéliques, je rappelle aux esprits crédules que la plèbe ne passe pas à table pour être servie, mais pour offrir, sur un plateau d’argent, des minutes de matière grise en masse à son bon roi. L'ordre est la règle. Les maîtres queux et leur brigade savent cuisiner, avec soin, la molle cervelle des moutons et leur beurrer la raie — provoquant ainsi un trou dans les rangs de proctologues soucieux de faire campagne en faveur d’un dépistage des pathologies (pâtes au logis ?) du côlon.

   Coloniser les âmes sensibles et faire monter la conscience en neige, au niveau du ventre, avant qu’elle ne retombe comme un soufflé. Voilà ce qui pourrait se cacher sous la croustillante panure, pouture que l’on sert lors de festins préparés par les prêtres au sein des confréries de Panurge. Ainsi, une abondance d’air et de mauvaises graisses télévisuelles provoquerait un vieillissement prématuré du cortex. Attention à ne pas sucrer les fraises avant l’âge. À bon sonotone, salut !

dimanche 13 octobre 2013

Démolir mêmement Chevillard


       On a nos habitudes. Chaque 18 septembre, on retrouve les brins d’herbe d’Éric Chevillard sur son blog. Vers le 20 janvier, on découvre la version papier d’une nouvelle saison de l’Autofictif. Autre rendez-vous régulier, celui d’avec « mêmement ». Chevillard est effectivement l’un des rares auteurs, avec Marie NDiaye, à utiliser cet adverbe. Oui, on a nos habitudes. Elles nous aident à supporter le reste.


       Dans chaque roman d’Éric Chevillard qu’on lit depuis Démolir Nisard, on attend fébrilement l’adverbe. Cette attente fut longue dans L’Auteur et moi. On commençait même à douter que le livre fût écrit par Chevillard. Avec l’arrivée de la fourmi, on en vint à croire au plagiat, au mauvais pastiche écrit par Bernard Werber pour nuire à l’auteur de Mourir m’enrhume. Car l’auteur a des ennemis, certains lui préfèrent Yann Moix (oui, Yann Moix !) comme chroniqueur, d’autres aimeraient le démollir (oui, avec deux l). Mais le pastiche n’était pas mauvais. Il tenait la route, celle de la fourmi. On saluait la prouesse de Werber, on y croyait presque. On se demandait si on ne lisait pas là le meilleur roman de Chevillard (pour Werber, c’était certain), son Pedigree modianesque où il nous livrait quelques clés, sur sa vie, sur son œuvre. Enfin, tout en gardant à l’esprit, malin comme on le connaît, que le gars, Werber ou Chevillard, on n’y comprend plus rien, devait nous jouer encore un tour. Jusqu’à cette page 179 où enfin on retrouvait l’adverbe, comme une signature, comme un sceau, et dans son délire on criait à sa compagne présentement occupée à l’épouillage du petit dernier : par l’adverbe mêmement, je certifie que la paternité de cette œuvre revient à monsieur Éric Chevillard, la compagne arrêtant net son ouvrage pour pousser un grognement d’approbation, même si l’adverbe n’est pas une condition suffisante, seulement nécessaire. Avec cette page 179 donc, Werber retournait dans sa fourmilière et Chevillard nous gratifiait d’un autre Démolir Nisard, d’un autre Sans l’orang-outan, deux romans qu’on porte haut dans notre palmarès, bien plus haut qu’un Choir, qu’on goûta peu, préférant de loin la version ramassée en deuxième partie de Sans l’orang-outan. Panique soudaine ! On se mit à craindre pour le prochain opus chevillardien, il pourrait refaire le coup du développement, reprendre une partie pour en faire un tout, une métonymie d’écriture, la deuxième partie de Sans l’orang-outan représentant Choir, ce petit roman dans le roman de L’Auteur et moi, en bas de page, devenant la page entière, annoncerait-il que le prochain sera un pastiche des Fourmis werberiennes ? Allait-il, à l’instar des punaises de Choir, seules créatures terrestres dignes d’être sauvées, raconter la fin de l’Humanité, bouffée par les formicidés ? On a peur, très honoré professeur. On n’est pas fier, chère infirmière.


       Puis, alors que ma compagne passait à l’épilation de notre ourse, on tomba sur cette intrigante erreur de conjugaison page 292 : « Mais toi qui vient vers lui ». On hurla : « Toi qui égale tu, bordel ! ». Notre ourse cria, sans qu’on sût si elle approuvait la règle de conjugaison ou si elle désapprouvait la technique de la bande encirée sèchement arrachée. On ne pensait pas l’homme capable d’une telle erreur, on a des enfants en primaire qui ne la font plus. On ne pensait pas moins les éditions de Minuit la laisser passer lors des corrections. Mais un livre sans aucune faute n’existe pas, alors quoi ? Alors pourquoi s’en émouvoir ? Pourquoi ce trouble ? Un auteur qui, livre après livre, en métronome adverbial, distille un « mêmement » n’aurait-il pas le droit d’écrire un « toi qui vient » ? Tout à coup, la révélation. On connaît un autre écrivain qui fait de même. Qui, par surcroit, fut longtemps publié par les éditions de Minuit : Marie NDiaye ! On se souvient aussi parfaitement de la page 76 de Puzzle (coécrit avec Jean-Yves Cendrey). Rappelez-vous de ce : « toi qui, paraît-il, conseilla ». Une coïncidence ? Minuit, « mêmement », conjugaison approximative : on a tôt fait de comprendre la supercherie. Éric Chevillard et Marie NDiaye sont une et même personne, un seul homme, ou une seule femme. La moitié du cerveau écrit des histoires, teintées de surnaturel, traite de la différence, des rapports familiaux, et l’autre moitié raconte des idées, uniquement armé de son style, négligeant le réel et les personnages au profit d’une arche de Noé. L’un vend, remporte des prix, l’autre se plaint de ne pouvoir nourrir sa famille et n’ambitionne que le Nobel, qu’il aura sans nul doute un jour béni de sa vieillesse. Voyez-vous, tout est clair, on a deviné : Éric NDiaye est double, Marie Chevillard folle. On veut les rejoindre.


       Mais on arrête de divaguer, professeur. On attend votre camisole, très estimé professeur. On voudrait rejoindre le plus cataleptique de vos patients pétrifiés.

vendredi 11 octobre 2013


       Éric Chevillard fait le malin, du haut de l’empilement matériel de ses livres Minuit, du haut de son âge avancé qui tend mathématiquement à se rapprocher chaque jour davantage de l’âge moyen de ses lecteurs. Il peut se permettre de danser au-dessus de nos têtes mal numérisées, de se moquer des 47 lecteurs, tout autant, l’ignore-t-il ?, acheteurs de papier que de numérique, et peut-être plus encore : adorateurs de reliques de l’auteur de Démolir Nisard, adeptes guetteurs d’Alexandre Jardin dans son quartier pour lui faire des crocs-en-jambe. Ses 47 lecteurs grisonnant des cheveux et des yeux, tremblants et emportés au moindre souffle de tiroir-caisse de librairie (le 48e est mort d’un arrêt cardiaque dans un tel lieu, arrachant dans sa chute une page de Choir), constituent le noyau dur indispensable de ses acheteurs papier, des lecteurs de son blog, des participantes aux colloques et conférences sur l’auteur de Palafox : les seuls vrais amis qui resteront à l’auteur de L’Auteur et moi quand viendront des temps plus difficiles que ceux actuels où il semble que l’auteur de Mourir m’enrhume se la coule douce et palpe un max, à pouvoir snober 47 lecteurs essentiels, certainement plus primordiaux et indépassables que ses, combien de lecteurs papier ? 806 ? 807 ?



         Tout autre chose, reconnaissons au passage, et saluons, remercions, admirons, envions, essayons d’approcher la force d’Éric Chevillard de faire vaciller la bourgeoisie quand celle-ci, n’ayant de cesse de paraître dans les médias toute pomponnée de transgression et apprêtée de valeurs de gauche, montre son vrai visage à la lecture de la chronique de l’auteur d’un Feuilleton dans Le Monde Littéraire (chaque vendredi, dont nous payons, au passage, et ce jour uniquement, le tarif numérique, à Pierre Bergé et Éric Chevillard, donc), visage de l’autorité totale (sa position d’actionnaire du Monde est significative dans cette affaire), visage du vendeur de papier (et de pixels alors aussi), organisateur de prix récompensant un même papier, ne comprenant pas qu’on ne puisse pas vouloir faire vendre (il prononce "lire", ce qui serait à vous dégoûter du mot) mais utiliser cet espace pour écrire, pour créer, pour écrire sur l’écriture, pour démolir et, indirectement, faire vaciller ce beau visage fripé de collectionneur philanthrope : un bourgeois comme un autre.



L'Autofictif du 9 octobre 2013 :

De part et d’autre, le même refus d’admettre des évidences. Pour les premiers, que le format numérique offre de multiples intérêts, principalement utilitaires — recherche, stockage, légèreté, disponibilité. Pour les seconds, que la tablette abolit tout ce que le livre représentait en soi, comme objet — son identité propre, sa très proustienne qualité de madeleine, la trace griffue et toutes les éclaboussures de notre passage, la simplicité émouvante de cette vieille preuve de notre génie industrieux, puis la beauté d’une bibliothèque, la présence concrète et encombrante comme un piano de la littérature dans notre vie.


            Mais Éric ! Voyons ! Le numérique propose mêmement ses madeleineries ! Les couvertures reproduites sur des étagères de bois numérique, la manière de classer les fichiers, le choix d’une police de caractère par superstition, et les notes prises à la volée et la couleur du surlignage (j’ai même fait dédicacer un livre numérique via commentaire saisi sur la page titre), et les versions d’appareils, de supports, ces plaisirs techniques purement celui pour l’objet (et puis je n’ai pas appris à jouer du piano, la CSP dont je suis issu ne correspondant pas, alors pour l’encombrement il faudra repasser), le contact avec l’écran, doux et métallique à la fois, différent sur tel téléphone que sur telle tablette (et as-tu déjà croqué un écran ? son goût séditieux de pixel ?) dos de ladite tablette rayé également, écran ébréché uniquement, un souvenir y est lié ; et toute la faiblesse de tout ça, qui peut se perdre à tout instant, qu’un vent souffle et c’est une vie qu’il faut saisir pour de neuf… Manquerais-tu d’imagination ? Non… je n’ose le… Ou de pratique alors ? Tu sais bien que le web est un livre, des livres, pourtant… Ah… toi, l’auteur de Sans l’orang-outan qui a un jour eu la chance d’être lu par Natalie Dessay, qui osa remplacer pour sa lecture le sujet par sa présence à elle, dans ce corps à corps… Enfin, si l’on perd ce que l’objet livre avait, il faut voir que, d’une part on ne sait pas s’il ne restera pas des livres (pour enfants, de photos, d’art, à beau papier, à plier, peints, découpés : des formats et usages particuliers…) et d’autre part : et alors ?, tu te mouches dans du parchemin, toi ?

mardi 8 octobre 2013

Dépossession

         « C’est juste du cuir cousu comme il y en a 807 à Paris et un chèque. C’est pas ta peau ! »

          A peine porté. L’usure, ce sera pour une autre. Les taches, éraflures, ridules qui tanneront la surface du blouson cuirasse ou carapace, écorce pour se carapater. L’imaginer épouser d’autres formes, tomber dans d’autres bras, cette seconde peau qui la protégera aussi du froid et de la moiteur orageuse de l’air.

          A fleur de peau, impossible de me mettre dans sa peau mais la prendre par la peau des fesses pour lui faire la peau.

          Et repasser sans cesse par cet instant. Dans le bar, revenir s’asseoir et ne voir que l’absence du blouson en cuir au milieu des vêtements entassés sur la banquette.

dimanche 6 octobre 2013

Ponts et fleuves III

                   807 fois j’ai cru qu’il allait m’en parler, 807 fois il a bredouillé, buté sur les mots, enchaîné à mi-voix sur une kyrielle de Bon, alors, tu sais, en fait… avant que son regard n’aille se perdre dans le ciel gris, soleil timoré, nuages épais et loucheurs, là-bas de l’autre côté de la vitre assombrie par d’anciennes coulures d’eau. Dans ma tête, en boucle : Vas-y Manuel, vas-y, jette-toi à l’eau, parle ! Nous deux, clairement télépathiquement incompatibles, et ma méthode-Coué-pour-Manuel, noyée dès la première brasse : pas une phrase entière, cohérente, parlant de ce dont il aurait dû parler. Dans ce temps infini d’hésitation, sorte de performance axée sur un néant minuscule, et, même si nano quelque chose, le néant est toujours le néant, pensais-je, donc, tandis que le temps passait, que Manuel paraissait toujours reclus sur le mode regard infranuageux, mes doigts s’impatientaient. Mes mains souvent me trahissent, elles abhorrent l’impassibilité de mes traits, elles me poussent toujours à la sortie de route. Il faut que je crée un pont entre nous, me suis-je dit, ne serait-ce qu’un tout petit pont, un lien, un zeste de pont, une idée minuscule de pierres qui enjambent les eaux …


                 Manuel touillait son café sans sucre, tachant le journal qu’on lisait, une tache de café en forme de sirène, enfin plutôt une sirène qui ressemblerait à un silure, et regardant toujours ailleurs, là et pas là. Il l’avala d’un coup son café. Puis, ses mains étalées et ouvertes sur la table se mirent à caresser le bois dans le sens des fibres. Moi, face à lui, le regard aéré de celle qui se réjouit de peu, tellement heureuse d’avoir dompté ses doigts en les occupant à de petits projets.





                 Au moment où la pluie a commencé à cingler la vitre, le garçon, serviette blanche au bras, joues creusées et dents nicotinées, a dit, C’est pas beau de jouer avec le matériel, on n’est pas à un cours de sculpture ou de Lego.
À cet instant précis, Manuel a quitté son coin de ciel humide et, tout sourire pour le garçon de café, Elle est douée mon amie, c’est ça que vous voulez dire, je sais bien que l’Empire romain a chu, mais, moi, tout comme vous, je crois aussi qu’elle a un avenir dans le BTP.




Dominique Monteau 

jeudi 3 octobre 2013

La ville

                     Elle est située loin de notre Terre, sur une planète inconnue. Mais y habitent néanmoins 807 terriens. La Ville y prend toute la place. Elle est en hauteur, en terrasses et en espaliers formant un tout étrange et tarabiscoté. Le manque d’espace est flagrant. Y règne le régime de l’auto-gestion. Chacun, à son tour de rôle, y compris les enfants, endosse les fonctions de maire, de membres du conseil municipal, de professeurs, de gens d’armes, de gardiens de la paix…Une ville paisible faite d’harmonie et de sérénité.


                 A chaque strate, on trouve invariablement, toujours 807 maisons d’habitation. J’en choisirais une, plus singulière que d’autres : elle est construite comme une pyramide. Plusieurs pièces en enfilade au rez de chaussée et au fur et à mesure que l’on monte, l’espace se fait plus restreint. A la pointe extrême, tout en haut, on y trouve une pièce minuscule, mansardée. Le plus curieux, le plus symbolique de cette maison est la composition de ses 807 murs : ils sont faits en papier plus exactement en 807 livres ! Toutes tailles de livres assemblés en quinconce : albums en bas des murs et livres de poche en haut.


             Dans la pièce minuscule tout en haut, la mansardée, vit une femme seule, une femme-écrivain. Elle a trente ans et écrit des contes. Les livres de Perria elle - même sont les murs de son bureau. Construire les murs avec ses livres et ceci en plusieurs épaisseurs était la seule solution pour laisser un peu de place dans la pièce. Ses 807 contes sont célèbres dans le monde entier mais Perria vit cloîtrée, dans son monde et dans son bureau, refuge et cocon .


                 Un voyageur entre dans la ville. Il est déjà venu. C’est un vieil homme, encore vif et alerte. Il a gardé, près de son cœur, une adresse sur un bout de papier. Un prénom et une adresse. Le voyageur se sent poussé à revenir dans cette ville même si les 807 raisons qui l’ont poussé sont floues .
Il marche dans la Ville. Il se trouve, au tournant d’une rue, devant un portail qu’il reconnaît tout de suite : sa maison est là devant lui, exactement la même gardée au fin fond de sa mémoire. Son cœur bat à tout rompre, ses jambes flageolent et d’aigres gouttes de sueur perlent sur son front.
Il doit savoir.
Il gravit les 807 escaliers.
Il frappe à la porte de la chambre mansardée, au dernier étage.
« Entre. Je sais que c’est toi».
Il s’exécute. Pierra , debout et penchée sur son écritoire, est de dos et continue à écrire.
« Je t’attends depuis longtemps. Bonjour, Papa, faisons enfin connaissance…. »