mardi 2 décembre 2014

extrait du journal d’Ysengrinn


lundi 29 septembre 2014 
Une louve solitaire nous a rejoints cette nuit. Hersent est d’accord et nos trois louveteaux l’ont baptisée : Tatie Loulou. Six ! Je suis près de tenir le serment fait à Wolfgrinn lors de son agonie sur les fougères. Dans son enfance, la famille comptait 100 individus ; quand il prit le commandement, 63 ; à ma naissance, 48. Puis le massacre. Ils sont venus plus nombreux avec plus de fusils plus puissants. Les balles perçaient l’aube et les panses. Ma douce louve de mère abattue en plein bond : PAN ! Et PAN ! PAN ! PAN ! Tous. Je me suis blotti contre le Vieux mourant, il m’a ordonné de m’échapper et m’a fait jurer. En route, j’ai trouvé Hersent qui avait désobéi et s’était éloignée. Nous avions 1 an et nous ne savions rien. Nous avons couru jusqu’à ce que nos huit pattes s’affaissent, nous avons dormi puis ouvert les yeux.
J’ai dit : « C’est ici que nous reconstituerons la meute ».



30 septembre
Tatie Loulou est géniale. Elle est d’une saison plus récente qu’Hersent et moi, mais elle a pu être éduquée avant l’extermination de son clan. Elle comprend les systèmes humains et sait qu’il se passe quelque chose de pourri dans trois jours.
1er octobre
Nous irons chasser avec les gosses cette nuit, même s’ils sont un peu jeunes ; s’il nous arrive malheur, ils doivent savoir se débrouiller.
2 octobre Rifgrinn a chopé un agneau ! Fifgrinn a détecté le berger et Lohengrinn, qui court à une vitesse incroyable, l’a détourné. Quelle belle chasse ! La relève… 
On s’appelle, tanière, bonne bouffe.



3 octobre    
Ils ont accroché partout un papier où est écrit qu’ils ont le droit d’en tuer Un. Nous, on les mate : de toute la vallée arrivent des caisses en ferraille avec 4 roues dessous et une derrière. Ils rient, boivent, arment, sont bête, arment, boivent, rient. Loulou nous raconte un conte d’Hommes: il y a très, très longtemps, ils ont inventé la roue pour soulager la peine, porter sans fatigue, aller aussi loin que nous. Là, en bas, 161 4x4 à 5 pneus et 1 scooter partent en guerre. 807 roues contre 24 pattes.
Bon, on ne va pas s’alanguir sur leur décadence… J’ai dit : « on va bouffer à l’alpage ». Là-haut, tout de suite, Hersent attrape un chevreau. Martin, le berger, ne fricote pas avec les immondes d’en bas. Lui, c’est pas pareil, il fait son boulot. N’empêche que quand il sort son rectangle en plastique et se met à taper dessus, Loulou lance l’appel et on met les bouts.



3 octobre, le soir
Pendant qu’ils montent d’un côté, on descend de l’autre. Bête comme choux, chèvre et loup. Eux, là-haut, c’est engueulade et alcool mauvais, nous c’est tanière et bonne bouffe. Loulou dit qu’ils placarderont une autre fois leur papier létal. Je m’en fous, on  bougera … Et puis, c’est bientôt l’hiver… Et puis, il me semble avoir entendu un appel. Sept ? 
C’est gagné, Grand-Père, nous comptons. 

jeudi 30 octobre 2014

Nettoyage insulaire


   En 2012, on pouvait lire aux éditions de Minuit, page 9 et 11 de L'auteur et moi d'Éric Chevillard ceci : « Il est en revanche, dans ce même cimetière, une tombe qui l'attire irrésistiblement, où sa mélancolie trouve un charme qui la berce, qui l'apaise et la change en un sentiment très doux, voisin de la sérénité, une tombe simple et modeste, un tertre de gazon ceint d'une bordure blanche et planté d'un rosier jaune, avec en son centre une dalle de marbre portant en lettres dorées les noms de ses occupants et les dates entre lesquelles s'écoulèrent leurs jours : Dina Egger et Nino Egger. » « La rêverie émue de l'auteur tournait depuis longtemps autour de ce drame et de ce tombeau et il résolut de mêler les deux prénoms, Dina et Nino, lorsqu'il conçut le personnage de son dernier livre. » « L'auteur apprend qu'elle fut une belle jeune femme au teint clair, Suisse allemande, architecte urbaniste, drôle, engagée, féministe, amoureuse, et qu'une lame de fond l'a emportée sous les yeux de son compagnon, alors qu'ils se promenaient sur la côte sauvage de l'île, le 31 décembre 1985. La mer n'est pas ton amie, avait-elle confié quelques mois plus tôt, lors d'un séjour à Naples, à Élisabeth, qui, elle l'était, son amie. » 
En 1986, on pouvait lire dans la publication intitulée Transpositions, les actes du colloque national (organisé à l'Université de Toulouse-Le Mirail, sous le patronage de la Société française de littérature générale et comparée, 15-16 mai 1986), page 105, un hommage d'Élisabeth : « Ce texte aurait dû être rédigé avec Dina Egger, architecte. Elle a quitté ce monde le 31 décembre dernier. Je dédie donc à sa mémoire le fruit de nos conversations passionnées et heureuses pendant l'été 85, à Naples et à Aix : tout petit signe de mon affection et de ma tendresse. 
" Les mots ont trop menti, leur crédit est épuisé. 
Je le dirai avec des pierres, rien que des pierres " 
La maison des Prophètes, Seuil, 1984, p. 144. »
En 2014, on pouvait lire aux éditions de Minuit, page 33 de Pour Éric Chevillard (co-écrit par Bruno Blanckeman, Thiphaine Samoyault, Dominique Viart et Pierre Bayard) ceci : « À la démesure élémentaire du réel et ses imprévisibles flux, dont la "lame de fond" emportant sur son passage la promeneuse d'hiver de l'Île d'Yeu pourrait être la manifestation, répond en écho le discours du bavard, les flots incessants d'une parole qui, aux seules digues de ses tropes, tente de faire barrage contre son propre Atlantique. » 




  Stella Maris prit connaissance de cette légende littéraire et chevillardienne. Elle avait lu le livre Dino Egger d'Éric Chevillard. Cette lecture l'avait beaucoup amusée (on peut lire ses billets sur l'Espace Childfree : 164169178213214216232). Son ami de la Toile Joachim Séné avait aussi poursuivi l'œuvre d'Albert Moindre (on peut apprécier avec gaîté ses inventions ici) . Elle voulut vérifier sur place l'exactitude des confidences romanesques du maître Chevillard et elle se rendit sur l'Île d'Yeu. Huit heures de route, zéro stress, sept jours de clôture insulaire. Après des heures passées dans les allées du cimetière, Stella Maris trouva enfin la tombe à l'état sauvage : 





   Stella Maris se remémora cette phrase chevillardienne : « La tombe embroussaillée demeure un beau jardin pour le songe et la méditation. » Mais le songe et la méditation n'étant pas sa tasse thé, elle décida de prendre en main ce « beau jardin » avec son amie de chair et de sang Florence qui mit du cœur à l'ouvrage car Stella Maris ne voulut pas risquer de s'écorcher les mains avec les épines des rosiers jaune et roses. Les deux complices purent enfin après deux heures d'effort pour Florence et de contemplation pour Stella Maris se recueillir sur la tombe nettoyée et arrosée :





    On laissa même une petite étoile de mer sur le marbre qu'on acheta à Port Joinville. On pria pour les âmes des disparus qui ne faisaient plus seulement partie à présent de la constellation chevillardienne mais aussi stellamarisienne et florencienne. 

mardi 28 octobre 2014

Le fils de Nout


"Ton histoire est une sombre histoire de haine, de crimes et de vengeance. 
Bref, une histoire de famille....
 
Tu avais reçu en héritage de ton père une terre stérile et ton frère avait reçu 
les bonnes terres. En rage et fou de jalousie, tu as tué ce frère et l'a coupé 
en morceaux. Caïn est à ton image !
 
Ambitieux, comploteur et manipulateur, tu voulais le pouvoir et tu fis un procès
 à ta propre famille que tu perdis. Tu tentas alors de violer ton neveu, 
fils du frère détesté.
 
Tu étais opposé à l'harmonie des choses. Tu étais le maître du tonnerre, 
de la foudre et du désordre. Tu étais celui sans qui le jour n'existait pas.
Tu étais l'éternel retour de la Nuit.
Ô, Puissant Seth ! "

dimanche 26 octobre 2014

Nuit sous les Tropiques

     A supposer que je rencontre Julio Cortazar sur une plage des Caraïbes et que, terminant une de ses nouvelles intitulée "Histoire avec des mygales", confortablement allongée dans un transat à quelques mètres de lui, je puisse l'observer à loisir, exactement comme le fait son personnage fraîchement débarqué sur une île où la mer moutonne au pied des collines et dont le nom n'est pas précisé, sachant que cela a peu d'importance tant l'intrigue se noue autour de ce personnage que je regarde marcher vers l'écume pour tremper ses pieds dans l'eau turquoise, si bien qu'il m'offre son dos athlétique que je contemple en tournant machinalement les pages de mon livre sans y prêter attention, bien trop occupée à imaginer notre rendez-vous ce soir au bar de l'hôtel, pourquoi là et au moment où le soleil décline me demanderez-vous, parce que l'heure est souvent propice, quant à l'endroit il préserve de la nuit qui arrive tôt et d'un seul coup sous les Tropiques, avec ses petites lumières tamisées qui nous feraient deviner les formes dans le noir, nous parlerions sans plus nous arrêter, est-ce que ce serait en gliglico ou dans une langue qu'il nous faudrait inventer alors qu'il ne resterait que peu d'heures avant la tombée du jour.

   - Vous aussi venez ici pour échapper à.
- Oui c'est tellement plus. 
- Et les jours ici ne répondent pas à ce que nous en.
- Parce qu'il faudrait renoncer à ses.

    Après des nuits longues balayées par des averses et des rafales de vent, l'air serait à nouveau suffoquant. Un matin, ma main sur le matelas ne trouverait que le vide au bout de mes doigts, puis une page arrachée de mon livre et raturée en tous sens avec ces quelques mots : ce que serait se regarder, jusqu'à ce que tout commence.

vendredi 24 octobre 2014

807 signes


#807 Il faut produire un texte plus ou moins long dans lequel à un moment ou à un autre apparaîtra le nombre 807, en chiffres ou en lettres.

#807 Pour répondre à la commande, j’ai décidé de composer mon “807” sous la forme de plusieurs tweets (six) rassemblés sous le hashtag #807.

#807 L’ensemble de mes six tweets comprendra 807 signes (espaces compris), l’arithmétique énonçant que 807 = 269 x 3 et que 269 = 140 + 129.

#807 On lira donc trois tweets de 140 signes, qu’on appelle tweets parfaits (en anglais, twooshes) et trois autres de 129 signes.

#807 On pourrait publier ce texte en un feuilleton de six épisodes sur Twitter, mais on le donnera en priorité à @Kmillephilibert


#807 Quand ce dernier tweet sera écrit, il restera à poster la copie sur le blog des 807 à l’adresse : http://les807.blogspot.fr/

mercredi 22 octobre 2014

Alleluia Salem Mathu

     - Tu vas chez Salem ? m’avait demandé Rachel.
Pour son anniv’, lui dis-je en forme de réponse.
Ben ouais, quoi, tu sais bien, il nous a invités avec sa bande de potes il y a déjà plus d’un mois.
Ses potes, je les kiffais pas trop. Un groupe d’allumés qui fumaient l’encens et chantaient  « Alleluia » à tout bout de champ. 
Fais un effort, quoi. C’est pas tous les jours qu’on lui fête, son anniv’.


J’ai vaguement promis, tout en sachant que je m’empresserais de penser à autre chose.  J’ai repris mon chemin en sifflotant. J’avais trente-deux euros en poche, ce qui ne m’était pas arrivé depuis au moins une quinzaine, et je me promettais d’en faire bon usage. Ben, croyez-moi si vous voulez, ils ont filé à des conneries. Des clopes, d’abord, puis une canette de bière. Il me restait que douze euros, après. J’ai eu envie d’aller au ciné. Ils donnaient les Dix Commandements. C’est pas mal, ce film. Et puis la salle est chauffée. 


     En sortant d’là, v’là t-il pas que je tombe sur Rachel. Parlez d’un manque de bol ! Elle m’a rebassinné avec la teuf chez Salem. Elle aime l’encens, elle. Pas mèche ! Rien à faire pour me défiler. Elle m’a pas lâché d’une semelle. Je l’ai suivie, contraint et forcé, jusqu’à la maison de notre pote. Sur la boîte aux lettres, y avait écrit : Salem Mathu. 


     On est entré, et s’y trouvaient déjà des emplumés coiffés de kippas pas nettes. On s’embrassait comme du bon pain azyme, of course. Moi, j’avais pas osé l’avouer, à ces fanas du Pentateuque que j’y croyais plus vraiment, à leurs salades. Et j’te bisouille par ci, et j’te bénis par là, des sacrés bêtes à bon dieu, ceux-là. Y avait bien des gerces, mais elles veulent rien faire avec ceux qui sont pas coupés. Salem, on est copains depuis des lustres. Dans le temps, il faisait moins chier son monde avec ses salamalecs, son chandelier et sa bouffe casher. Il est tombé sur des mecs et des gerces complètement siphonnés qui lui ont bourré le mou avec les histoires de Noé, de Moïse et d’Abraham. Des tarés, j’vous dis. Je m’emmouscaillais ferme quand une nana, l’air plus givrée que les autres, s’est mise à beugler :
- Salem ! Salem, Mathu Salem ! Bon anniversaire.
- Ça te fait combien, a demandé un vieux kroumir.
- Ben tu sais bien, l’an passé, j’ai fêté mes huit cent six ans.

Alors là, j’ai mis les bouts.

samedi 18 octobre 2014

dégringolade atmosphérique


photos Jux El Nuevo
      Troisième étage. De l'autre coté d'une baie vitrée légèrement fêlée donnant sur le balcon d'un immeuble des années 30, une jeune femme au regard amnésique posé sur la sortie Art Nouveau du métro Abbesses qui se reflète en ombre tarabiscotée sur une vitrine de masques grotesques. Rien ne bouge, rien n'est en place. Anne-Céline regarde de l'autre coté de la rue, à l'arrivée à 60 degrés de la rue en coté, ses yeux rougis s’agrippent au dessus des immeubles de neufs étages, ils harponnent le vide du ciel.



      Elle se masse les tempes. La pression atmosphérique en dégringolade, chute biseautée de la lumière du jour, saturation des cumulus déchirés de flash et un aveuglement à l'Ouest, derrière d'autres rues et boulevards le grand parc de l'Est, elle doit y aller elle recule un peu doit y aller. Restent les murs en béton recouverts de 807 mots peints. Cap sur les Buttes Chaumont.



      Passer au dessus des rails de la Gare du Nord, avaler à grandes enjambées la rue Clavel, passer la rotonde la Villette en chantonnant sur les faibles grondements du lointain, marche plus légère au fur et à mesure de l'approche du parc quand elle se parle dans toutes les langues connues, maintenant elle se souvient d'hier, se raconte des trucs merdiques, des gags, rigole en bossue au croisement de la rue des Poissonniers, s'embarque plus avant, crâne atrocement compressé soudainement. Allure trainante désormais et sans regarder son ombre



Et la traversée de la rue des Butés, elle insulte une voiture qui vient de lui couper la route, passer les cars de flics, arriver au lac artificiel dans la fatigue. Canards et cygnes filent s'abriter sous les grottes grotesques. Tachée de carmin, grouillante d'éclairs éparpillés, la couche nuageuse engloutit Paris et ses derniers pas.

mercredi 15 octobre 2014

le cadeau du train

   En montant dans le train, à 8 h 43 mn14 s, à Plutsch-sur-Seine, Léonard a l’estomac dans les talons et le moral dans les chaussettes. Impuissant à rectifier son histoire d’amour, si mal foutue en général qu’elle a mal fini, il entreprend le paquet de chips qu’il finit bien. Il a résolu un problème sur deux.

    À 8 h 47 mn 8 s, comme chaque fois qu’il prend ce train, c’est-à-dire souvent, il passe devant ce drôle de petit appartement perché en nid d’aigle au sommet d’un vieil immeuble, un parallélépipède presque carré exhibant une terrasse de surface équivalente avec vue panoramique sur le lancinant ballet des trains. On aperçoit, à travers les deux portes-fenêtres, les carreaux de derrière que la lumière traverse ; sans la vitesse du train, on aurait pu y observer des humains in vivo, et Léonard a souvent souhaité un ralentissement ou un arrêt imprévu pour espionner, quoique l’étrange habitation parût inhabitée. Aujourd’hui, surprise : il y a quelqu’un sur la terrasse.



    Léonard devine : incontestablement, l’homme fume une cigarette en regardant passer les trains comme les vaches regardent passer le temps. Ils ont fait l’amour jusqu’à 8 h 45 mn 23 s puis la femme s’est endormie. Le temps ne suspend pas son vol, le train ne siffle pas, le rossignol ne chante pas, un pigeon pose même son guano, pourtant l’instant est d’une beauté insurmontable. Le bonheur des autres ne fait pas le malheur de Léonard, au contraire, des trombes d’eau salées sortent enfin par ses yeux, libérant en son thorax un espace ( dont l’absence aurait fini par lui être fatale) afin que le cœur y batte et l’air y circule. Le train stoppe à la gare de Lyon à 8 h 56 mn 41 s. Il n’aura fallut que 807 secondes à notre héros pour jeter deux cailloux hors de sa chaussure.


samedi 11 octobre 2014

Au pied de la lettre.

   Délicatement il détacha un caddie et se dirigea vers la lumière. L'hypermarché rutilait pour la rentrée des écoliers, il se dirigea sans même lever le nez au rayon jardinerie et engrais. Dans sa poche, la précieuse liste palpitait des promesses à venir qui ne demanderaient aucune aide à la bouillie bordelaise. La récolte de raisins n'était pas gagnée.
- Je peux vous aider ? la jeune vendeuse, devant une gondole gorgée d'hortensias en pot bleus et mauves, distribuait des prospectus pour des sécateurs. Il saisit un papier en évitant son regard.




    La notion de relation d'aide n'est simple à envisager, c'est à dire, pour chacun d'entre nous, à concrétiser : quelle est l'aide que j'attends ? quelle est l'aide que je suis prêt à recevoir ? comment  je ressens l'aide que l'autre est prêt à m'accorder ? est-ce que je la perçois ? Il était prêt à recevoir un peu de la jeune femme, mais surement pas ce qu'elle était prête à donner.
807 prospectus à distribuer..., se disait-elle, et après cette journée de merde s'achève enfin. 



    Il se retourna et revint vers elle en lui tendant le papier.
- Vous pourriez me rendre un service, Mademoiselle ? On m'a confié une liste d'achat, mais je ne comprends pas tout, vous pourriez m'aider ?
- C'est pour quoi faire ?
- C'est pour fabriquer un bombe.



    Une nuée de cendres descendait doucement au-dessus des décombres. La jeune femme avait été efficace et l'avait aidé à construire son avenir : un avenir désormais sans hypermarché à visiter tous les samedis pour faire les courses du week end, sans voyage quotidien transporté dans des tunnels de béton pour se rendre à un boulot sans plante, sans sourire et sans jeune collaboratrice compréhensive et ouverte aux projets.
Elle n'avait pas pris sa réponse au pied de la lettre, quelle erreur, quelle stupidité, sa dernière erreur heureusement.

mercredi 8 octobre 2014

Dans ma tête c’était le Furby



     J’entendais encore les bruits sur le palier, portes qui claquent, locataires qui s’interpellent. Des gosses piaillaient dans l’appartement d’à côté. Il était minuit moins cinq. Je m’en souviens parce que j’avais quitté Carlos à moins le quart et qu’il me fallait dix minutes pour parcourir les huit cent sept mètres qui séparent sa piaule de la mienne, et grimper l’escalier dégueulasse boycotté par la gardienne, depuis le jour où elle avait cessé de lessiver les marches
Ce jour, j’en ai des frissons dans le dos, les poils qui se redressent sur les bras rien que d’y penser. Je sens encore la boue qui me colle aux semelles, sonorité spongieuse de cloaque.
La musique hurlait à travers la porte. Un truc de heavy metal. Le chanteur devait exorciser sa peur pour crier comme ça.
J’ai poussé la porte de l’épaule parce que je n’ose plus toucher la poignée sans penser à la grande inondation et je l’ai vu tout de suite, là, devant moi. Vingt centimètres, guère plus, une masse de poils gris avec un bec jaune, un genre de sphère hirsute d’où dépassaient deux oreilles mobiles qui s’agitaient dans tous les sens.
 
     J’aurais voulu me dissoudre dans le Grand Tout. Je jure que ça n’a pas duré. La pensée m’a traversée comme l’avion traverse le nuage. J’ai relevé le menton l’air bravache mais j’ai pissé dans ma culotte.
Il a cligné ses deux yeux froids et dans ses pupilles a surgi l’image d’un écran d’ordinateur.
J’ai ricané pour me donner une contenance. Je ne sais toujours pas s’il est capable de pensées ou piloté à distance par Eux. Le menton trop haut, je lui ai crié que j’étais venue pour la porte. Oh, mon Dieu, j’aurai tant voulu me dissoudre. Il a fermé à nouveau ses paupières de plastique sur ses globes inertes sans rien dire.

     La musique s’était tue. Le type avait arrêté de beugler sa race. Je distinguais ses traits maintenant. Il était maculé de cendres, des coulures scarifiaient son visage découpé par la balafre d’un sourire trop grand. On lui avait élargi la bouche d’un coup de peinture rouge sang.
J’ai redit ce que chacun doit dire dans cette situation :
- La porte. Ouvrez-moi la porte, la digue va céder.
Le chanteur a tiré une plainte de sa gratte. J’ai eu un haut-le-corps. C’était le bruit de la presse quand la benne se goinfre les miasmes du monde.
Plus bas j’ai supplié :
- La porte, il faut l’ouvrir. Venise va être submergée, laissez-moi passer de l’autre côté.
Alors la chose a couiné : « Cathy I love you » et je me suis réveillée.

     Au pied du lit, mon Furby chantonnait une chanson d’AC/DC. La bignole tapait à la porte comme une sourde en hurlant que le palier était dégueulasse. J’ai foutu ma tête sous mon coussin, mais j’ai vu mon Furby se tourner vers moi, son bec jaune s’est ouvert et il a dit : « Venise n’existe plus ». J’ai sorti ma tête et il a répété : « Venise a été engloutie ». C’est alors que j’ai entendu l’eau…


lundi 6 octobre 2014

ni celui-là




    Si ce n'est une nouvelle dégringolade de température, elles comptent rejoindre l'avion avant l'aube. Depuis que le vin dans la bouteille a gelé, elles consultent à tout instant leur thermomètre de poche sur le chemin de l'aérodrome. Parsemé de poussières gelées, le vent souffle avec plus de force, son crépitement râpeux est brusquement recouvert par un cri.
- Halte ! Qui va là ?


    807 corps allongés sur la neige. Lueur de désespoir. Lueur bleutée des phares de l'avion perçant la brume. Brume morbide dans mes neurones. C'était moi cette voix ? Je crois que je perds la boule à neige. Je m'approche d'une des réprouvées, m'agenouille, soulève la capuche qui recouvre ses yeux. Happé parle vide, j'entends son regard salé me dévaster. Mais, ce ne serait pas elle ? Si, je la reconnais ! Mon sang coule sur la peau jaunie qui a bercé mon enfance, je la rejoins ; elles ne prendront pas l'avion avant l'aube en fin de compte.



    Une lueur orangée émerge de la chape nocturne. L'aurore transperce tant bien que mal les nuages d'orage, dialoguant avec les éclairs qui déchirent le lointain. Une silhouette vient vers nous. C'est une personne plus grande que la moyenne, portant visiblement un képi, une parka et une démarche assurée. Comment a-t-elle su que c'est ici que ça s'était passé ? Soudain je comprends tout : quel idiot ai-je fait ! Je n'aurais jamais dû utiliser la radio. Le canon d'un fusil braqué sur moi : je suis le 808e.


    J'étais déjà frigorifié, une glaciation épuisante transperce mes pieds, mes mains, ma respiration gèle mes poumons. Une forte odeur de poudre : on m'enfonce l'engin du diable jusqu'à la glotte. Ma main se lève, remue, elle comprend que je suis prêt à avouer et retire l'arme. Syllabe après syllabe, j'expire le sens des mots qui m'ôtent le sang au fil de mes soupirs.

samedi 4 octobre 2014

Tandem

     Ils sont allongés côte à côte sur une couverture blanche, à l'ombre d'un olivier au tronc duquel est appuyé un tandem. Il lit, étendu sur le dos, chemise de lin blanc et bermuda beige, chapeau de paille sur la tête, une main sur le ventre, l'autre tenant le livre. Elle, allongée sur le ventre, robe de coton blanc, chapeau de paille posé près d'elle, consulte un agenda. A leur gauche un panier garni de fleurs des champs, une baguette, et un bol blanc rempli de tomates rouges. Trois coussins vert pâle complètent le tableau.


    Elle l'interroge, chéri, tu lis quoi, tu n'as qu'à regarder, non merci, 807 pages, très peu pour moi, on fait quoi le 10 septembre ? J'en sais rien, pourquoi, c'est les dix ans de mariage des Dumont, t'as vu leur tronche, dix ans de malheur, oui. 


    "Aie !"
"Qu'est-ce qu'il y a encore ?"
"Une guêpe m'a piquée ! C'est tes fichues tomates, là, ça les attire"
"Tu crois pas pas que c'est plutôt tes fleurs à la con qui seront fanées avant qu'on soit rentrés ?"
"J'en sais rien, je veux rentrer "
"Eh bien rentre seule, alors !"
"Tu as oublié qu'on a loué un tandem ?"



    Deux semaines plus tard, à l'anniversaire de mariage des Dumont : "Et ça c'est la photo de notre pique-nique en Provence, nous avions loué un tandem, dommage, Isabelle s'est fait piquer par une guêpe, je n'ai pas voulu rentrer, elle a fait une allergie et s'est retrouvée à l’hôpital d'Aix. On va bientôt divorcer. Vous viendrez à notre fête ?"

jeudi 2 octobre 2014

l'endroit parfait

      Ils s'étaient lancé le défi de trouver l'endroit parfait pour pique-niquer.

   Ils avaient roulé jusqu'à la plage mais 807 grains de sable s'étaient immiscés dans leurs yeux, leurs oreilles. Ils avaient pédalé jusque dans la forêt mais 807 ronces et épines avaient griffé leurs mains, leurs mollets.


    Ils avaient alors continué sans s'affoler, batifolant, et avaient découvert cette clairière où l'ombre est douce et l'herbe molletonnée.




lundi 29 septembre 2014

Toi, énigme de nos passés, soit maudite pour toutes les traces que tu as effacées....

     D'un talon sûr, elle écrasa la clef USB dont la frêle coque de plastique se disséqua sur le bitume dans un crissement bref. La femme voûtée allait enfin devenir elle-même. 
Toi, promesse d'un lendemain qui s'éclaircit, promets-moi de m'aider dans la transformation.... 
Elle sourit et entra dans un salon de beauté.
- Une couleur ? Avec ça ? Avec la belle nature de cheveux que vous avez ? Vous êtes sûre ? Vous préférez pas un petit balayage plutôt ? Il y a plein de tendances arty pop qui sont sorties et qu'on peut réaliser sur n'importe quelle chevelure !- Je préfèrerais quelque chose de classique, et surtout, que vous effaciez mes cheveux blancs. 

    Elle marchait bien droite, légère, souriante, ses cheveux désormais courts et blonds éclairant le visage détendu d'une femme sans passé lourd puisqu'on l'avait écrasé. Elle bifurqua pour traverser, rejoignant la rue Visconti, elle allait enfin pouvoir lui dire.

    Assis à son bureau, le regard hypnotisé par l'écran de l'ordinateur, il n'entendit d'abord pas la petite voix insistante :
- Papa, y'a une dame à la porte qui veut te parler. 


    Elle entra, il plissa légèrement les yeux - est-ce qu'on peut tout dire à l'homme qu'on aime ? est-ce qu'on peut tout faire à la femme qu'on quitte ? est-ce que les enfants gardent trace indélébile des amours qui s'exaspèrent et s'émerveillent et dont ils sont le fruit ? - et l'enfant, qui suçotait nonchalant une oreille de lapin en peluche qu'il tenait dans une main, de l'autre se saisit tranquille du bras de la dame pour qu'il vienne se reposer sur l'épaule de son Papa. Elle retint son souffle, 807 instants scintillaient dans son cœur.

- Bonjour, Jacques. 
Il ne la reconnaît pas dans l'instant, puis ça lui revient, il voulait trouver les mots, mais rien, rien, pas un seul.


vendredi 26 septembre 2014

Mille regrets.



Des mille regrets, le premier est le plus difficile à supporter, car c’est une part de soi qui s’en va. Le deuxième ne l’est pas moins, le troisième non plus. On ne parlera pas du quatrième, ni du cinquième, ni du sixième, ni du septième, on passera sur le huitième, sur le neuvième, sur le dixième. A partir du trentième on se sentira mieux, on commence à s’habituer.

Au centième on est devenu stoïque. Au deux-centième on est blindé, à croire que les regrets n’existent plus, qu’ils nous glissent dessus comme la brise du soir. Ou alors, c’est qu’on est devenu insensible, qu’on pourrait continuer comme ça jusqu’à mille, sans réagir.


Éprouver mille regrets dans la vie d’un chêne, à mesure que tombent ses feuilles, est dans l’ordre naturel des choses. D’autant que ça se renouvelle chaque automne. Rien à voir avec les coups de hache. Au huit-cent-septième on se retrouve couché au sol, débité en tranches, anéanti. Sans même le secours des larmes pour se consoler.