samedi 18 janvier 2014

Gervaise Grismanveau


             Gervaise Grismanveau tressaillit quand la machine aux chiffres lumineux fit hurler sa sirène pour battre le rappel. Sept heures. Il était sept heures et comme chaque matin, il lui fallait se mettre sur son séant, poser le pied au sol, se lever, faire couler le café, grimper dans le bac de douche, mettre du bleu sur ses cils pour avoir l’air de quelque chose, sauter dans la robe noire et courir après le 807.
Gervaise Grismanveau était de ces bonnes femmes qui semblaient vivre la faim au ventre, ou le froid. Elle avançait en automate, sans conviction, portée par la foule et les obligations du quotidien. Elle marchait d’un pas précis, portait des souliers vernis et ne sortait jamais sans son parapluie. Elle était aimable, répondait aux sollicitations, faisait la conversation, souriait gentiment : on lui avait appris à être polie. Elle aurait bien hurlé parfois, mais ne se l’autorisait pas, détestant et enviant à la fois ceux qui parlaient sans filtre et riaient bruyamment, cherchaient querelle et traversaient au rouge. C’est peut-être cela, la liberté, pensait-elle.
Elle travaillait dans un petit supermarché de la rue Quincampoix. A l’heure dite, elle s’installait à sa caisse, la numéro 5, et toute la journée disait bonjour, tapotait sur les touches carrées et rangeait les pièces et les billets, les chèques et facturettes, au son de la machine enregistreuse.  


          Elle voyait passer de bonnes mères de famille, apprêtées et distinguées, et des hommes à chapeau, au visage carré, qui jamais ne la prendraient dans leurs bras. Ils portaient des attachés-cases et arpentaient les rayons d’un pas frénétique, attrapant au vol un sandwich-club et une orangeade en canette. Toujours pressés,  ils passaient à la caisse sans y penser, puis rejoignaient la rue, suivant attentivement le passage des voitures, regardant de droite et de gauche, le menton fier et levé, avec des gestes ostentatoires d’employés affairés, et attendus pour la réunion de service. Le soir, ils retrouvaient leur douce épouse sur le canapé du salon, et cinq têtes blondes adorables, dans un appartement cossu du Faubourg St Germain. La liberté, pour elle.  


            Assise à angle droit sur son tabouret de caisse, elle avait devant elle, de dos, un défilé de tignasses blondes ou rousses piquées de nœuds à pois et de papillons multicolores, qu’encadraient d’immenses créoles pleines de fanfreluches. Ses collègues en enfilade riaient haut et fort et se racontaient leurs conquêtes, leurs nuits agitées, leur vie entière en long, en large et en travers. Elles avaient toujours une œillade ou un mot gentil pour tel client dont elles tiraient quelque menue monnaie. Le patron les adorait : elles étaient ses poupées, ses rayons de soleil. En échange de compliments, elles l’autorisaient à loucher dans un décolleté, à effleurer une hanche, l’air de rien. Elles gloussaient, les coquettes, et s’amusaient à le provoquer en évoquant la soirée folle qui les attendait. « La liberté ! »,  s’écriait en silence celle qui jamais ne participait à ces scènes de liesse, et sur laquelle le regard ne s’attardait pas.


             Un soir de pluie, lasse, elle avança sur la chaussée malgré le camion qui arrivait par la droite, dans un coup de klaxon assourdissant. « C’est peut-être cela… », pensa-t-elle au moment du choc. Les badauds affluèrent. Il se fit une foule épaisse et affolée, il y eut des cris, des appels, des yeux béants. Pour la première fois, dans une flaque de sang rouge, Gervaise Grismanveau fit converger vers elle tous les regards. Il y eut, entre deux nuages, un sourire dans le ciel.                                                                                                                                                                                                

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